par Philippe Moins
Raoul Servais
Avec la permission de Raoul Servais
Figure incontournable du cinéma d'animation mondial, Raoul Servais
sera cette année Président d'honneur du Festival d'Hiroshima.
Peintre et cineaste, Raoul Servais a fait ses études à l'Académie
Royale des Beaux Arts de Gand durant les années 50. Il a travaillé
avec Rene Magritte et Henri Stork. Ses films ont remporté plus de
quarante distinctions internationales et nationales dont le premier Prix
à la Biennale de Venise en 1966, le Grand Prix du Jury à Cannes
en 1971 et la Palme d'Or à Cannes en 1979.
Il est le fondateur de la section animation à l'Académie royale
des Beaux-Arts de Gand et du Centre d'étude du cinéma d'animation.
En outre, la Fondation Raoul Servais, également située à
Gand, s'occupe de l'initiation au cinéma d'animation auprès
des écoles de l'enseignement inférieur et moyen. De 1985 à
1994, Raoul Servais a présidé l'ASIFA (Association internationale
du film d'animation).
Après la longue gestation de son long métrage Taxandria,
Servais s'est remis à son genre de prédilection, le court
métrage.
Conversation à bâtons rompus avec un sage et un praticien.
Moins: Par quel hasard avez-vous démarré dans l'animation,
dans un pays où aucun studio n'existait?
Servais: Ce n'est pas un hasard. J'ai contracté un virus précoce,
grâce à mon père qui était cinéaste amateur
et projetait à la maison des Félix le Chat en 9,5mm. A l'insu
de mon père, je déroulais les bobines de film et parcourais
les photogrammes pour comprendre le mystère de l'animation. C'est
ce miracle de l'inanimé qui devient mouvement, cette magie du cinématographe,
qui m'ont décidé ... à l'âge de cinq ans, de
choisir ce métier de cinéaste d'animation.
Harpya (1979)
Moins: La liste de vos films révèle un grand éclectisme
dans le choix des techniques?
Servais: J'ai surtout pratiqué le dessin animé mais
j'ai toujours changé de style graphique afin de pratiquer de nouvelles
expériences. A partir de Harpya, j'ai introduit le personnage
réel en l'intégrant dans un décor peint, en le manipulant
comme s'il s'agissait de dessins. Cette incrustation de personnages réels
s'est faite avec des techniques différentes. Pour Harpya j'avais
mis au point un système optique inspiré du "front projection."
Pour Taxandria j'ai mis au point un système qui s'appelait
la "Servaisgraphie". Pour diverses raisons, il n'a été
retenu que pour la confection des décors. L'incrustation s'est faite
par ordinateur. Sauf erreur, Taxandria était, jusqu'à
Toy Story, le long métrage incluant le plus d'images numériques.
Moins: Parlez-nous des thèmes que vous traitez?
Servais: Les sujets que je traite sont variés, mais leur préoccupation
commune c'est l'être humain, ses aspirations de liberté, de
paix, de justice. J'ai toujours voulu souligner les dangers qui menacent
la race humaine. Malgré les multiples remaniements du scénario
de Taxandria, le message de mon film a été préservé:
une mise en garde contre l'intolérance et l'idéologie autoritariste.
Moins: Taxandria sera montré en avant première
au Festival d'Hiroshima. En fait, ce n'est pas un film d'animation?
Servais: Taxandria sort quelque peu de la route que je m'étais
tracée. J'avais au départ pensé faire un film d'animation
en utilisant des prises de vues réelles, un peu comme je l'avais
expérimenté dans Harpya. Mais les producteurs ont fait
dévier cette option vers une formule plus réaliste, à
savoir un film en vues réelles utilisant parfois l'animation. Les
producteurs avaient un grande expérience du "live action"
et éprouvaient une certaine méfiance à l'égard
de l'animation. Pour cette raison, je ne réclame pas l'entière
paternité du film, mais je pense que cela n'empêche pas qu'il
soit important. Les nombreux aléas de la production, qui s'est étalée
sur une dizaine d'années, nous ont contraints à remanier le
scénario à plusieurs reprises. Cela dit, Taxandria
connaît un succès appréciable. Il a déja obtenu
plusieurs prix (notamment à Porto), mais il est surtout diffusé
dans les salles de type "art et essai". En général,
on apprécie le fait que l'utilisation de l'ordinateur ne se perçoit
pas. L'image reste vivante et ne souffre pas de la froideur propre à
la digitalisation complète.
Moins: Pourquoi êtes-vous passé au long métrage?
Servais: Nombreux sont ceux qui pensent que faire un long, pour un
réalisateur d'animation, c'est un peu comme sortir de la puberté.
Dans le cas de la prise de vues réelles, c'est effectivement le cas.
Quant à moi, je n'ai pas du tout ce sentiment: j'ai fait un long
métrage parce que le scénario que j'avais écrit ne
pouvait se satisfaire de la durée d'un court métrage. Le long
métrage était un nécessité artistique. Je savais
déjà au moment où je le réalisais qu'ensuite
je retournerais au court métrage.
Moins: Qu'avez-vous envie de dire aux réalisateurs d'animation
confirmés qui veulent se lancer dans un long métrage?
Servais: D'abord s'assurer que le producteur connaît l'animation
et aime l'animation. Parce qu'il peut y avoir de très bons producteurs
de cinéma qui ne sont pas nécessairement mordus par l'animation.
Quand on a une expérience d'auteur indépendant, que l'on travaille
seul ou en toute petite équipe, il faut apprendre à déléguer,
ce qui est parfois difficile car on a eu l'habitude d'être "homme orchestre".
Un vrai dialogue doit s'établir entre le réalisateur et ses
collaborateurs. C'est une habitude qu'il faut acquérir. Pour un court
métrage, il est facile de surplomber l'ensemble. Parfois dans un
long métrage, on a tendance à se perdre dans les détails.
On risque dès lors de perdre le contrôle de l'ensemble, c'est
le danger majeur.
La Fausse Note (1963)
Moins: Vous êtes un assidu des festivals d'animation. Hiroshima
est le quantième, pour vous?
Servais: Je n'ai jamais fait le calcul! J'ai assisté à
tous les festivals d'Annecy, à une exception près, depuis
sa création. J'ai "fait" Mamaia chaque fois, Zagreb presque
chaque fois sauf les deux dernières années, quasi tous les
Varna, deux Ottawa, mais ce n'est que le deuxième Festival d'Hiroshima
auquel je participe.
Moins: Vous vous souvenez du premier festival auquel vous avez assisté?
Servais: C'était le premier Festival d'Annecy, le seul à
ce moment-là.
Je m'en souviens très bien car j'avais été un peu déçu.
J'avais proposé un film et j'ai appris au dernier moment, sur place
qu'il n'avait finalement pas été sélectionné.
Quelques mois plus tard, mon film (Chromophobia) obtenait le Lion
de St. Marc à Venise...

Chromophobia (1966)
Moins: Depuis que vous fréquentez les festivals, quels changements
avez-vous perçus?
Servais: Surtout une évolution quantitative. Beaucoup plus
de festivals, et dans chaque festival de plus en plus de films, en compétition,
en rétrospective, etc ... C'est assez curieux dans la mesure où
la situation du court métrage ne fait que se dégrader. Sans
doute est-ce dû à cet autre phénomène majeur:
la multiplication des écoles de cinéma d'animation. Le pourcentage
de films d'étudiants dans les festivals d'animation est très
élevé.
Je regrette un peu cette croissance des festivals. Certains sont devenus
tellement grands qu'ils ont beaucoup perdu de leur côté sympathique,
amical, ils sont devenus un peu impersonnels.
Moins: Quelle impression vous a fait Hiroshima?
Servais: Jusqu'à présent, je ne peux parler que du
tout premier, qui m'a très agréablement surpris: organisation
parfaite, beaucoup de monde, programmes très bien faits, pour une
première édition c'était une réussite complète.
Moins: Vous avez côtoyé les "grands" qui sont
passés dans l'histoire du cinéma d'animation: Mc Laren, Grimault,
etc. ... Lequel vous a laissé la plus forte impression?
Servais: C'est très difficile à dire. Ils sont nombreux
à m'avoir laissé une forte impression. Mc Laren a écrit
quelque chose de très gentil à propos d'un de mes films. J'avais
un contact très amical avec lui, bien que je ne l'aie vu en tout
que trois ou quatre fois.
Je peux dire de Paul Grimault qu'il était mon ami. Je me souviens
des quinze jours que nous avons passés ensemble, au Japon précisément,
alors qu'il était Président d'honneur à Hiroshima.
Karel Zeman m'a fort touché. J'ai fort sympathisé avec lui
à Téhéran. Nous avons découvert que nous travaillions
avec la même caméra. On s'est passé des tuyaux. Il aimait
beaucoup ce que je faisais et c'était réciproque. Nous avions
cette même approche du film d'animation, aller au-delà du dessin
animé et essayer d'introduire la prise de vues réelles dans
le cinéma d'animation, ce qu'il a brillamment réussi dans
l'Invention diabolique.
Bretislav Pojar est un ami très intime. Il vient chez moi, je vais
chez lui, c'est un homme adorable.
On pourrait également citer Frédéric Back pour lequel
j'ai une profonde admiration. Nous correspondons régulièrement.
C'est quelqu'un d'un grande modestie alors qu'il a un très grand
talent. Plus récemment, j'ai eu un très bon contact avec John
Lasseter. Et puis Ivan Ivanov Vano, Fédor Khitruk, on s'est vus très
souvent, mais je ne vais pas tous les citer ....
Pegasus (1973)
Moins: Quel enseignement retirez-vous des neuf ans passés
à la tête de l'ASIFA?
Servais: La présidence de l'ASIFA est une très lourde
charge. Le hasard a voulu que cela coïncide pour moi avec le long métrage.
Je n'étais pas entièrement disponible pour m'occuper de l'ASIFA.
J'ai heureusement été secondé par Nicole Salomon qui
était une excellente secrétaire générale. J'ai
pu me rendre compte de la force de l'ASIFA dans ses contacts et ses relations
internationales, mais aussi de sa grande faiblesse: son manque de financement.
Moins: Aujourd'hui, vous renouez avec le court métrage?
Servais: Je me suis effectivement lancé dans un nouveau projet,
intitulé Papillons de nuit. Il s'agit d'un film réalisé
en "Servaisgraphie", le procédé d'incrustation que
j'avais mis au point pour Taxandria. C'est un hommage au peintre
surréaliste belge Paul Delvaux. Si tout se passe comme prévu,
le film sera terminé dans le courant de l'année prochaine.
Ensuite, j'ai d'autres projets dans mes cartons...
Moins: Qu'avez-vous envie de dire aux jeunes professionnels qui rêvent
de faire du court métrage d'animation d'auteur?
Servais: S'ils aiment cela, ils doivent le faire, mais ne pas sousestimer
les grands problèmes qu'ils vont rencontrer. S'ils le font en pensant
qu'ils vont gagner de l'argent, il vaut mieux qu'ils y renoncent tout de
suite.
Moins: Est-ce plus facile aujourd'hui qu'à l'époque
où vous avez commencé, à la fin des années cinquante?
Servais: Oui et non. Oui parce qu'aujourd'hui il existe des écoles,
de la littérature technique, la possibilité réelle
de faire des stages dans les studios; A l'époque où j'ai commencé,
il n'y avait pas d'écoles. On peut dire qu'en Europe il y avait interdiction
formelle de pénétrer dans les studios, ce qui s'y passait
était pratiquement "top secret". On apprenait tout par
soi-même. J'ai eu un retard de dix ou quinze ans par rapport à
d'autres. A l'Académie de Gand où j'ai enseigné, mes
élèves apprenaient en trois mois ce que j'avais mis dix ans
à acquérir. Par contre, à l'époque où
j'ai débuté, quand un auteur parvenait à faire un court
métrage, il y avait beaucoup de chance qu'il passe dans les salles
de cinéma. Le complément de programme était une habitude.
Ce phénomène a disparu totalement et cela a beaucoup contribué
à la marginalisation du court métrage.
Sirène (1968)
Moins: Quels sont vos "coups de coeur", dans la production
actuelle?
Servais: Frédéric Back et son dernier film, Le Fleuve
aux grandes eaux m'emballent définitivement. C'est un documentaire,
mais il y a une telle maîtrise du dessin , cela me stupéfie
quand je vois que cet homme a fait tout cela au crayon sur des feuilles
de cellophane. L'ordinateur ne pourra jamais égaler cet homme. N'ayons
pas peur des mots, Frédéric Back est un génie.
Moins: Et ce que vous détestez?
Servais: (soupir) J'ai toujours détesté les imitations
de Disney. Hélas on en a fait beaucoup. Je déteste aussi les
films par ordinateur lorsqu'ils sont réalisés par de très
bons techniciens qui n'ont aucune sensibilité artistique. Heureusement,
nous avons un peu dépassé ce cap.
Moins: Quel est le futur du cinéma d'animation?
Servais: Je ne suis pas prophète. Je pense qu'inévitablement
l'ordinateur va jouer un rôle, positif car il permet de réaliser
des choses qui en principe n'étaient pas réalisables jusqu'à
présent. On va pouvoir éviter cette absence de personnalité
propre aux images de synthèse. De plus en plus de créateurs
vont y participer.
Mais c'est malheureusement au détriment de la main d'oeuvre. Beaucoup
de gens vont perdre leur emploi, dans les domaines d'exécution comme
le traçage, le coloriage, l'intervallisme...
Au niveau social, je trouve que c'est une évolution un peu triste.

Taxandria by Raoul Servais (1996)
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